La SABIX
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Sommaire du bulletin 28
 

Albert Caquot (X1899)

par Jean Kerisel (X1928) et Thierry Kerisel (X1961)

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Chapitre IV. - La guerre 1914-18. Le constructeur aéronautique

Caquot pantoufla en 1912, pour devenir spécialiste de grands ouvrages en béton armé, matériau en pleine évolution à l'époque.

Mais, le 1er août 1914, il est à Toul, mobilisé comme capitaine commandant la 21ème compagnie d'aérostiers. Il fait quelques observations aériennes avec le vieux ballon sphérique de 750 m3 du Colonel Renard datant de 1880 et constate la fragilité du témoignage des observateurs fréquemment nauséeux, même par vents modérés. Il conçoit alors un nouveau ballon, " une peau de carène ", stabilisée par trois lobes arrières gonflés à une pression supérieure à la pression dynamique du vent : par la voie hiérarchique, il en envoie les plans et calculs à l'Atelier de Chalais-Meudon en octobre 1914. Mandé en novembre 1914 par le Colonel Richard, chef de cet établissement, il est fort mal reçu, le directeur partageant l'opinion de ses officiers, à savoir qu'il est impossible de réaliser une carène uniquement en étoffe et cordages. L'auteur, au contraire, considère ceci comme une condition fondamentale. On lui signale que les officiers, ingénieurs militaires, ont trouvé deux fautes dans ses calculs ; Albert Caquot vérifie ceux-ci séance tenante et en confirme l'exactitude, mais ne peut convaincre ses interlocuteurs.

Nullement découragé, Caquot va à Paris, à son bureau parisien de béton armé, trouve une équipe de cinq dessinateurs de plus de cinquante ans, non mobilisés en raison de leur âge, et porte huit jours plus tard les plans au Colonel Richard. Entre-temps, le directeur de l'aviation au ministère de la Guerre, le Général Hirschauer, avait donné l'ordre de faire l'essai. Il se souvenait de l'officier qu'il avait eu sous ses ordres, douze ans plus tôt, alors que celui-ci accomplissait son service militaire. La construction d'un prototype lui est enfin accordée et, en février, la " peau " est terminée.

De leur côté, les Allemands mettaient en œuvre une grande quantité de ballons allongés appelés " Drachen " (dragon) et l'atelier de Chalais, qui n'avait ni réserves, ni idées nouvelles, s'était mis à copier servilement ces Drachen et à les fabriquer en série. Aux essais, on compara les ballons sphériques, les copies des Drachen et le ballon Caquot. Celui-ci se révéla immédiatement supérieur. Le Général Hirschauer le félicita et lui dit " Il n'y a pas de doute ". Il tenait par vent de 25 mètres par seconde (c'est-à-dire un vent de 90 km/h), contre 15 pour le Drachen et 10 pour le ballon sphérique. Par vent de 13 m/s, la poussée s'exerçant sur le ballon était de 400 kg pour le Drachen contre 120 pour le Caquot, grâce à sa carène offrant une résistance minimum. Le système d'attache était tel que l'axe du ballon faisait 5 degrés seulement avec l'horizontale, au lieu de 45 degrés pour le Drachen.

Ces excellents résultats venaient de ce que la carène de révolution du ballon était définie par une méridienne à courbure régulièrement variable ; sa forme ovoïde présentait une moindre résistance aérodynamique ou, ce qui revient au même, une meilleure pénétration dans un vent donné. L'allongement relatif de la carène, égal à trois, était déterminé pour assurer en tous points la tension de l'étoffe, évitant tout plissement. Surtout, l'amélioration tenait à la présence de trois empennages souples à l'arrière, mais triangulés intérieurement, disposés dans les plans de trois méridiennes à 120 degrés et reliés rigidement à la carène : ils assuraient à la carène une grande stabilisation qui, conjuguée avec la fixation de celle-ci en un point unique, permettait d'éviter les mouvements pendulaires pendant les rafales de vent, si mal supportées par les observateurs.

Le ballon L ne fut réalisé qu'en ballon d'essai (celui-ci étant expérimenté par le Lieutenant Brillaud de Laujardière), car, malgré les bons résultats du L, l'atelier de Chalais continua quelque temps encore à fabriquer des Drachen...

Aux essais assistait un officier anglais, capitaine de frégate [il s'appelait de La Combe, et était descendant de huguenots], qui exposa à l'inventeur que, si la Grande-Bretagne avait gagné la bataille navale du Jutland, c'est bien parce que sa flotte était plus importante et puissante, mais qu'en réalité ses pertes en tonnage avaient été supérieures à celles de l'ennemi, dont l'artillerie de marine faisait mouche, parce que guidée par un Zeppelin.

Les Anglais désiraient donc avoir des observatoires aériens et, en particulier, ils avaient songé aux ballons captifs. Après la bataille du Jutland, ils avaient essayé de les monter sur les navires de l'Amirauté. Mais, par mauvais temps, ni le matériel, ni les observateurs ne résistaient. Ils demandèrent à Caquot de leur prêter son concours.

Quand il examine le problème posé par l'officier anglais, il s'aperçoit alors qu'il faut tenir le vent par 35 m/s, parce qu'aux 25 m/s du vent s'ajoute la vitesse propre du navire, puisque celui-ci va aussi bien dans le sens du vent qu'en sens contraire. D'autre part, il s'agit de faire une étude mécanique difficile.

" Je voulais, écrira-t-il, réunir deux navires qui naviguent dans des océans différents : le ballon qui navigue dans un océan aérien avec toutes ses tempêtes et le navire qui navigue dans un océan marin avec ses propres tempêtes. Si on les réunit par câble, on est sûr de la rupture : c 'est une expérience que connaissent bien les remorqueurs en mer. J'étudiai ce problème et je l'ai résolu en faisant un treuil tel qu 'il ne permette pas de dépasser une certaine tension. Si le vent dépasse cette tension, le ballon doit s'en aller avec lui et dès que le tourbillon diminue le ballon doit revenir, de telle sorte que le ballon doit osciller en souplesse en altitude. Il s'agit d'un ressort très spécial, le câble ayant plus de cent mètres de différence de longueur entre une rafale et la suivante.

Le dispositif à tension constante est obtenu en utilisant les propriétés des freins à enroulement qui, par suite de la grande valeur de la fonction exponentielle de efa [où f est le frottement du cable sur l'angle d'enroulement et a l'angle d'enroulement] peuvent être équilibrés par une seule extrémité au moyen de ressorts réglables suivant la tension à obtenir.

Pour que le couple de freinage rendu constant par ce dispositif puisse limiter le couple moteur, le câble passe sur des toueurs légers, reliés au moteur en marche lente par un système d'engrenages épicycloïdaux dont le couple est limité avec une bonne précision par un frein à enroulement mû par un ressort réglable à la volonté du mécanicien ".

Le dispositif de cordages triangulés à l'intérieur de chaque lobe, tendu par l'effet du vent relatif, était conçu pour rigidifier la liaison lobe-carène, sans aucune résistance externe supplémentaire et sans gêne pour le repliage. Maurice Roy [Éloge funèbre de A. Caquot. devant l'Académie des Sciences] soulignera que c'est aussi un chef-d'œuvre à la fois d'ingéniosité et de simplicité, véritable signature d'un grand mécanicien. En juin 1915, Albert Caquot est appelé à prendre la direction de l'atelier mécanique d'aérostation de Chalais-Meudon et le nouveau matériel d'aérostation y est construit en grande série sur ses plans.

Le Capitaine Lord Robert Innés Ker, inspecteur de l'aviation britannique détaché à Paris, par lettre du 10 juillet 1916 adressée au ministère français de la Guerre, indique que le ballon type M fabriqué à Chalais-Meudon pour les armées britanniques, est réclamé avec insistance.

Les autorités anglaises ont décrit ainsi ses avantages :

" 1 - Possibility of flying in an enormously increased wind speed,

2 - Total elimination of vibrations enabling the use of prismatic glasses in any weather,

3 - Réduction of pendulum motion which make possible the use of the balloon on board ship for all purposes with the Fleet or for escorting convoys.

[Le ballon M avait un volume de 900 m3. Deux variantes furent réalisées par l'auteur : le P type marine de 800 m3 et le R type guerre de 1.000 m3 pour deux observateurs, chacun dans une nacelle].


La géométrie des lobes du ballon Caquot M.
Musée de l'Air et de l'Espace, Le Bourget


Fabrication de ballons Caquot M à l'atelier mécanique d'aérostation de Chalais-Meudon

De juillet à fin novembre 1916, 46 ballons type M leur furent livrés et, le 17 décembre, sur demande du Colonel Courtney, de l'aviation navale anglaise, Albert Caquot est envoyé en Angleterre pour y diriger les expériences de ballons captifs désormais construits en Angleterre. Il construisit trois ballons correspondant à des capacités de 750 m3 820 m3 et 1000 m3. Les premiers, permettant des observations par deux hommes à une hauteur de 500 m, étaient mis à bord de petits bâtiments pour la recherche de sous-marins, les derniers à bord de bâtiments d'escadre pour le réglage du tir par trois observateurs à 500 m d'altitude ou deux à 1.000 m.

Les ballons furent montés tout d'abord sur les cuirassés, puis en mer du Nord sur les torpilleurs. Dans cette mer peu profonde, ces observatoires aériens furent très utiles, non seulement pour le réglage des tirs, mais encore plus pour le repérage des sous-marins ennemis. Et cette dernière vocation eut une portée immense : des milliers de vies humaines furent ainsi sauvées et des milliers de tonnes de convois épargnées.

Ce ne fut qu'après avoir constaté que les pertes par torpillage de notre propre marine devenaient supérieures à celles des anglais, qu'une mission navale française fut envoyée à Londres pour enquêter sur les dispositifs de défense de l'Amirauté britannique et elle s'attira cette réponse : " Mais c'est vous qui nous avez fait les plans des ballons et des treuils ". Caquot fut alors envoyé à Brest en 1917 pour faire ce qu'il avait fait en 1916 en Angleterre.

En 1918, lorsque l'organisation fut au point, un convoi se présentait ainsi : en avant-garde, un bâtiment rapide, contre-torpilleur ou canonnière ; puis le chef du convoi, officier de la marine militaire à bord d'un croiseur ; derrière lui, un chalutier avec un ballon captif ou " saucisse " portant deux observateurs ; le convoi lui-même en deux colonnes marchant en " ligne de relèvement ", sur les flancs des chalutiers, plus en dehors, des bâtiments rapides battant l'estrade ; enfin, à l'arrière-garde, un chalutier porteur de ballon.

On se rend compte des difficultés que présentait l'attaque d'une pareille formation pour un sous-marin, obligé de plonger à grande distance sous peine d'être aperçu par les observateurs de ballons.


Batiment de guerre américain avec son ballon Caquot de protection
War Imperial Museum, Londres

En juillet 1918, au moment où les déceptions commençaient, le maréchal Hindenburg, chef d'état-major général des armées allemandes, déclara que " l'attaque d'un des convois équivalait à un suicide. "

Sur terre, le rôle de ces ballons, au moins dans les trois premières années de la guerre 1914-18, fut très important. Le nombre de compagnies d'aérostiers s'accroît pour atteindre 75 en 1916. Par téléphone depuis la nacelle, les observateurs font procéder aux réglages d'artillerie et exercent une surveillance générale du champ de bataille. Ils permirent le repérage des trains de munitions et des renforts ennemis. Dans une période de six jours (cet exemple est pris au hasard), du 17 au 22 août 1917, devant Verdun, les aérostiers disposant de vingt-deux ballons, n'effectuèrent pas moins de 1.078 observations de tir.

Hélas, un ballon Caquot utilisé par l'armée anglaise tomba aux mains des allemands ; ceux-ci vont le reproduire sous l'appellation Ae 800 (Achthundert english 800), le chiffre 800 étant la capacité du ballon en métres cubes : ils remplaceront désormais les Drachen et les français utilisèrent à partir de 1917 des balles incendiaires tirées d'avions pour les détruire en mettant le feu à l'hydrogène.

Au cours de la bataille de Verdun, les ballons ont fait pencher la balance en faveur des alliés : le 21 mars 1916, le Lieutenant Tourtay put donner au commandement toutes précisions sur l'avance allemande ; il voit l'ennemi descendre les pentes de Hardaumont, avancer sur le ravin de Bazil et prendre pied sur la voie du chemin de fer ; ce renseignement surprend profondément le Général Nudant, qui n'a plus de liaison avec l'infanterie ; seule, de la nacelle, une paire d'yeux a vu ; mais le commandement est perplexe : doit-il faire confiance aveugle à l'observateur ? De toute manière, l'urgence d'une réaction s'impose ; faudra-t-il déclencher un tir de barrage au risque de massacrer nos troupes ? Le général Nudant convoque alors de toute urgence Tourtay ; l'entrevue est dramatique : " Êtes-vous sûr de votre observation ? " " Sur mon honneur d'officier, je jure que j'ai bien vu et n 'ai pas pu commettre d'erreur ; je sais trop quelles pourraient en être les terribles conséquences ". Connaissant les antécédents de Tourtay et les soins minutieux apportés au recrutement et à la sélection des observateurs, le tir est alors déclenché, avant une contre-attaque ; nous reprenons une partie du terrain perdu, ramenons des prisonniers. Ils nous apprennent que notre tir a jonché de cadavres allemands la voie ferrée, à l'endroit exact indiqué par Tourtay, qui, avec conscience et précision, a su prendre de lourdes responsabilités, ayant eu entre ses mains le sort d'innombrables combattants.


Le ballon Caquot M, monté sur un navire de guerre anglais, le Cuirassé Glorious
War Imperial Museum, Londres


Les ballons Caquot M, montés sur la flotte anglaise des 2è et 4è Battle Squadron à Scapa Flow (1917)
War Imperial Museum, Londres

En France, la production des ballons débuta à 7 unités par mois en janvier 1915 ; elle est décuplée deux ans plus tard et atteint 319 unités par mois en 1919.

Les américains conservent un souvenir très précis des ballons Caquot dans leur U.S. Air Force Museum Aircraft, près de Dayton (Ohio), qui expose un ballon Caquot de type R et sa nacelle (également visible sur le site web de ce musée) :

" The observation balloon most used by Americans on the Western Front in France during World War I was named for its designer, Lt. Albert Caquot. Measuring 92 ft. long and 32 ft. diameter, it could stay aloft in winds as high as 70 mph. The Caquot, with a capacity of 32.200 cubic ft. had sufficient lifting power for the mooring cables, basket, two passengers, and necessary communications and charting equipment when filled with hydrogen. In good weather, the balloon could ascend to over 4,000 ft. with operations normally conducted between 1,0000 and 4,000ft. Depending on terrain and weather conditions, balloon observers could see as far as 40 miles. During their months at the Front, American balloon observers directed fire artillery at 316 targets such as troop concentrations and supply dumps, noted 11,856 enemy airplane sightings, 1,113 instances of military traffic on railroads and roads, and 400 artillery batteries.

Caquot balloons were manufactured in great numbers in WWI, nearly a thousand were made in the U.S. in 1918-1919. During World War II, the British put the Caquot into production once again, but in limited number.

Dans un autre texte américain aussi admiratif [voir le site web http://www.aero.com, Modern Emergency Parachuting par Jim Bates], on peut lire :

" The eyes of the Army
The 2nd Balloon Company entered front line duty in France on February, 1918, gaining the honour of being the first complete American Air Service unit to operate against the enemy on foreign soil in the U.S. history. Lt. Frank M. Henry, 2nd balloon Company, held the record of 163 hours, 14 minutes perilous aerial observation duty on the front.
The superior reconnaissance work done by the balloon units won them the undisputed title of " Eyes of the Army ".
The large gasbag, with its dark coloring and " ears " at the sides and a dangling ventral appendage, quickly earned those aerial devices the nickname " seeing-eye éléphant ".

" Yeux de l'Armée ", " Eléphant aux yeux perçants ", deux surnoms élogieux et réalistes qui laissent dans l'ombre celui facétieux et licencieux " The shocking " que lui décernèrent certains. " Yeux de l'armée " ne fait que reprendre l'expression de Caquot dans sa communication de 1911 à Troyes

Protection urbaine

En 1917, les Allemands commencent à bombarder Paris. D'abord, avec la Bertha avec un succès relativement réduit, et ensuite par avions.

Albert Caquot propose de faire des barrages avec des ballons de faible volume dont les câbles susciteraient la crainte et obligeraient les bombardiers à monter plus haut et à réduire leur charge. Vers fin 1917, il invente alors un treuil spécial pour ces ballons de protection.

En Angleterre, la même idée des " Balloon Aprons " est proposée à Lord French par le Major Général E.B. Ashmore et adoptée aussitôt. Le 5 septembre 1917, un premier projet fut conçu et le Major Général demanda au gouvernement français le maximum disponible de ballons Caquot.

Selon un rapport de Lord French en date du 17 janvier 1918, trois barrages existaient, chacun d'eux consistant en " three Caquot captive balloons 500 yards apart, connected by a horizontal wire from which are suspended steel wires 1.000 feet in length at 25 yards interval " [Trois ballons captifs Caquot distants de 457 m, reliés par un câble horizontal auquel étaient suspendus des câbles d'acier de 305 m de longueur tous les 22,9 m.]


Barrage avec ballons et câbles dans le ciel de Londres (1917 et 1918) (Impérial War Muséum, Londres).

Il y eut dix barrages de ce genre à la fin de la guerre principalement avec des ballons Caquot M de 900 m3 et R de 1.000 m3.

Même le 6 juin 1944, lors du débarquement en Normandie, étaient présents dans le ciel, sur les plages, des petits ballons tendant des câbles dans lesquels viendraient se jeter les avions ennemis.

Curieusement, ce fut dans des pays éloignés du théâtre principal des hostilités, comme la Roumanie, que le ballon Caquot laissa un tel souvenir qu'on lui consacra un timbre-poste, ce que n'avait pas jusqu'à présent fait la France.

Les avions

Le 11 janvier 1918, Clemenceau, devenu depuis peu Chef du Gouvernement, nomme Directeur Technique de la Section Technique de l'Aviation Militaire Caquot, ce réserviste âgé de trente six ans. Décision accompagné du commentaire : " cette promotion est la récompense des remarquables travaux de cet officier qui, depuis deux ans, a fait faire des pas de géant à l'aérostation. "

Et cependant, bien qu'ayant proposé un nouveau moteur d'aviation, il était demeuré jusqu'alors assez étranger au domaine des avions. Mais, tout le monde conçoit que, pour gagner la guerre, il faut posséder la suprématie en aviation de chasse. A la fin de 1917, notre effort s'essoufflait pour de nombreuses raisons, la mise au point des matériels nouveaux - avions, moteurs et armement - se trouvant en une passe difficile qui compromettait l'aptitude des Alliés à affronter avec succès les batailles de l'année à venir.

Il y avait à ce moment-là trois avions sur les rangs : le Newport, le Spad et le Morane avec son moteur sans soupape.

Le Newport est bientôt dépassé par les Allemands. La cellule du Morane a une résistance insuffisante et l'opinion publique est impressionnée par l'accident mortel de Tourtay, l'as de l'observation aérienne en ballon captif, qui, rapidement breveté pilote de chasse, descend un Allemand à sa première sortie : tout joyeux, il vient faire des acrobaties avec son Morane au-dessus de son terrain. Les ailes de son avion se brisent, l'avion tombe et Tourtay est tué.

Le Spad avait un fils de qualité supérieure, le Spad 220, construit en grande série et doté d'un nouveau moteur Hispano. Dix mille de ces moteurs étaient en stock lorsque Albert Caquot est nommé, mais ils ne réussissaient pas leurs essais, ce qui créait un problème angoissant. Le Commandant Caquot reçoit le rapport du chef de Service des moteurs et lui demande de mettre au banc d'essai dix des moteurs en stock. Le premier essai sera arrêté au bout d'une heure, le second au bout de deux heures et ainsi de suite. Essai arrêté, le carter sera ouvert et les pièces mobiles démontées. Les essais de réception tentés jusqu'alors et qui, d'après le cahier des charges, étaient de dix heures, entraînaient le grippage, d'où une " salade " de bielles, et la mise hors service par destruction spectaculaire dans le carter. Or le moteur, un prototype essayé au milieu de l'année 1912, avait réussi tous les essais, tandis que le moteur de la série ne réussissait pas son simple essai de contrôle de dix heures.

Les essais à durée échelonnée furent arrêtés au bout de quatre heures, la cause du grippage étant apparue : la tuyauterie d'huile dans l'intérieur du carter était rompue et la crevaison avait la forme de rupture d'une tuyauterie soumise à une très forte pression. Le moteur continuait de tourner régulièrement par le graissage antérieur et le grippage intervenait quand cette petite provision de graissage était consommée, ce qu'avait évité l'essai échelonné. Albert Caquot comprit immédiatement la raison de la différence de comportement du prototype et de la série. Le premier avait été essayé en saison chaude, alors que la série sortait en fin d'année, en saison froide ; le moteur Hispano avait une circulation d'huile par groupe volumétrique, avec débit constant quelle que soit la viscosité de l'huile. Or, les huiles de 1917 avaient une viscosité variant rapidement avec la température et l'augmentation de celle-ci en saison froide entraînait une surpression déterminant, dans une tuyauterie à débit constant, l'éclatement.

La conclusion était très rassurante : le moteur était bien construit et la série avait la qualité du prototype. Il suffisait de diminuer le débit dans les premières heures de fonctionnement avec le lubrifiant très visqueux en limitant sa pression à la valeur normale de sécurité de la tuyauterie, ce qu'Albert Caquot obtint à petits frais par une soupape de sûreté à la sortie de la pompe, formée par une simple bille appuyée par un ressort sur un siège conique.

Voilà un succès très caractéristique de sa manière : bien analyser tous les éléments du problème et le résoudre par une trouvaille de construction.

Le décideur aux moments critiques

Il s'agit là d'une qualité qui découle chez lui tout naturellement de sa vision de l'avenir. Voici le témoignage de notre camarade Raymond Marchal (X 1929), Ingénieur Général de l'Air, dans le discours qu'il prononça le 7 décembre 1978 à l'occasion du dixième anniversaire de la décentralisation de l'École Nationale Supérieure de l'Aéronautique à Toulouse et de l'attribution au bâtiment " Enseignement " du nom d'Albert Caquot.

Marchal avait suivi les cours d'Albert Caquot et il en avait gardé une tout autre impression que celle de Philippe Oblin :

" Ma première rencontre avec M. Caquot remonte à 1932. J'étais alors élève-ingénieur à l'École Nationale Supérieure de l'Aéronautique et M. Caquot nous enseignait la résistance des matériaux. Son cours se distinguait de bien d'autres par plusieurs traits. D'abord, le professeur ne nous apprenait pas de recettes. Il évitait aussi les développements de calculs inutiles. Par contre, il nous formait à comprendre les phénomènes et développait ainsi chez ses élèves une culture dont beaucoup restèrent profondément marqués. Les jeunes gens que nous étions alors, malgré leur turbulence juvénile qui se manifestait parfois bruyamment pendant d'autres leçons, écoutaient attentivement ce professeur qui parlait calmement, presque sans bouger, sans forcer sa voix, et pourtant celle-ci portait sans difficulté jusqu'au fond de l'amphithéâtre, tant était grand l'intérêt de ce que nous entendions. "

Marchal cite un cas où s'affirme la personnalité du décideur :

" La vitesse des avions de chasse augmentait et, de ce fait, la vitesse relative des pales d'hélices par rapport à l'air atteignait la vitesse du son. Caquot en avait conclu qu'on devait observer une baisse de rendement et il a pensé que, si l'on faisait tourner les hélices moins rapidement, on aurait une meilleure efficacité. Malheureusement les événements pressaient et l'on n'avait pas le temps de faire un prototype, puis des expériences. J'ai vu Caquot avoir le courage et l'énergie de faire changer, en pleine guerre et sans essai préalable, les réducteurs d'origine des moteurs Hispano 12 Y par des réducteurs abaissant davantage la vitesse de l'hélice et l'expérience a prouvé qu'il avait raison. "

Dès les premiers jours de 1918, Birgikt, en parfait accord avec Caquot, sortait sans difficulté tous ses moteurs, essais de réception réussis, et les Spad rejoignaient le front en rattrapant le retard.

Puis ce fut le départ de la fabrication en série de ces Spad avec moteur Hispano de 300 cv que Guynemer réclamait en vain depuis de longs mois et qui devaient nous donner la maîtrise de l'air en 1918. Dès lors, en mars 1918, l'armée aérienne pouvait réussir son célèbre exploit en mitraillant devant Montdidier la colonne allemande qui avait percé le front anglais.

En 1918, Clemenceau avait nommé Loucheur ministre de l'Armement. " Loucheur a animé les gens d'une façon extraordinaire " écrira Caquot. " Il me réunissait dans son bureau quatre fois par semaine avec le Général commandant l'Armée de l'Air et son adjoint. Nous examinions tous les soirs l'état de la situation de l'armée aérienne et rien n'échappait. Puis, Loucheur réunissait les industriels, leur rappelait leurs promesses et faisait le bilan des productions qu'on envoyait aux armées. Il a obtenu des résultats étonnants ".

Le nouvel avion de reconnaissance et de bombardement de jour était le Bréguet 14 à moteur Renault, de performances très appréciées. Mais le front se plaignait de nombreuses modifications introduites à la suite d'incidents mineurs et qui en rendaient moins facile l'utilisation. Le Commandant Albert Caquot, avec les constructeurs, mit au point la série et Loucheur n'hésita pas à demander à de grands industriels comme Michelin de procéder à la fabrication en série.

Des recherches se développèrent : le Professeur américain Durand donna à Albert Caquot le résultat des essais très complets qu'il avait effectués sur les hélices, ce qui permit à Caquot de déterminer la fonction qui reliait à la puissance et au nombre de tours l'optimum du diamètre. Les constructeurs d'hélices, alors en bois, améliorèrent leurs performances d'une façon continue en conservant l'interchangeabilité.

En 1914, les premiers moteurs à refroidissement pesaient en moyenne 2 kg par cheval. En 1917, les moteurs surcomprimés de 180 et 240 cv pèsent entre 0,84 et 1,5 kg par cheval, et, en 1918, avec les moteurs de 300 cv et plus, les poids ne sont plus que 0,8 à 0,9 kg.

Avant l'armistice, après quatre ans de guerre, les avionneurs livraient chaque jour près de 100 avions fabriqués en série, pendant qu'ils construisaient et essayaient plus de soixante prototypes d'avions nouveaux. Chaque jour, la supériorité des Alliés décourageait l'adversaire.

En bref, comme l'écrit Maurice Roy, toutes les connaissances techniques acquises par Albert Caquot, notamment dans l'emploi de métaux et alliages en mécanique industrielle de ce temps, son talent affirmé pour concevoir et faire produire une organisation réaliste, son ardeur contagieuse enfin, furent décisifs pour assurer en 1918 et en nombre énorme aux armées françaises et à l'armée américaine qui ne parvenait pas encore à être équipée de moteurs d'aviation adéquats par son industrie nationale, les excellents avions de types variés et notamment de chasse qui contribuèrent si largement à la victoire finale des Alliés.
Pendant la grande guerre, le nombre des avions opérationnels fabriqués par les différentes nations fut le suivant :
France : 38 672
Angleterre : 26 750
Allemagne : 26 000 environ
Amérique : 0
Tous les avions utilisés par les américains étaient français.

Alors, les Gouvernements de France et de chacun des pays alliés témoignèrent directement à Albert Caquot la reconnaissance de leurs pays, par des lettres officielles et motivées et par des décorations en leurs Ordres Nationaux. [Grande-Bretagne. Distinguished Service Order et Commandeur de l'Ordre de St Michel et de St George ; U.S.A., Distinguished Service Medal ; Belgique. Commandeur de l'Ordre de Léopold ; Italie. Officier de l'Ordre de la Couronne ; Roumanie. Grand Officier de l'Ordre de la Couronne ; Yougoslavie, Commandeur de l'Ordre National de l'Aigle Blanc ; Japon. Ordre Impérial du Soleil Levant.]

Le Général Trenchard, commandant l'aéronautique anglaise, et le Général John J. Pershing, commandant des forces expéditionnaires américaines, lui écrivirent des lettres personnelles de remerciements.

En France, le Sous-Secrétaire d'Etat de l'Aéronautique Militaire lui adressa une lettre de remerciements dans laquelle notamment il reconnaissait que le Capitaine Caquot avait fait abandon de tous ses droits d'inventeur à l'État français, qu'il n'avait prélevé aucune redevance, pas plus que n'en avaient payé les très nombreux gouvernements alliés qui ont utilisé, pendant et après les hostilités, des ballons de son type. Et, le 13 février 1919, il recevait une lettre du Président du Conseil, Ministre de la Guerre, dans laquelle il lui était dit :

" Grâce à vos qualités d'Ingénieur et de Chef, vous avez su, malgré des difficultés matérielles sans cesse renaissantes, donner à notre armée aérienne les outils de sa victoire.

La France vous doit beaucoup : en son nom, je vous remercie. "

Avant de dire adieu à l'aéronautique, Albert Caquot ressent la nécessité de conserver le souvenir de tous les valeureux pionniers qui avaient participé à l'effort français et il demande au gouvernement la création d'un Conservatoire de l'Air :

" A l'heure où l'ère des combats est close, chacun tourne les yeux vers les tâches de paix, où l'on entrevoit les perspectives admirables qui s'ouvrent devant la navigation aérienne considérée non plus comme moyen de destruction mais bien comme possibilité nouvelle d'accroître les connaissances humaines et le bien-être de tous, à cette heure unique dans l'histoire du monde, peut-on faire table rase des sacrifices passés ? Peut-on faire fi des enseignements recueillis au cours d'une lutte incessante contre le plus subtil des éléments de la nature ?

Oublier l'évolution suivie depuis le jour où le premier homme vainquit les lois de la pesanteur par l'utilisation rationnelle de la vitesse serait commettre un crime vis-à-vis de nos descendants à qui nous devons compte de nos réussites autant que de nos insuccès. La formation des ingénieurs d'une époque a sa base dans la connaissance des travaux de leurs aînés et nous devons mettre à même les ingénieurs d'Aéronautique de l'avenir de prendre, au contact avec les réalisations de l'Aéronautique actuelle, les leçons les plus fructueuses pour leur éducation.

Nous avons donc le devoir impérieux de réunir les matériaux actuellement épars, qui sont les témoins de nos efforts, et de les présenter de façon à en dégager les lois qui ont présidé à l'évolution et au développement de la locomotion aérienne du temps présent. Cette oeuvre ne saurait être retardée car, dans les transformations de tous ordres, militaires ou industrielles, consécutives au passage de l'état de guerre à l'état de paix, des pièces infiniment précieuses peuvent disparaître, des compétences personnelles remarquables se diriger vers d'autres branches d'activité.

A l'heure présente, on peut encore trouver l'avion Wright dans un hangar à Pau, le fuselage du monocoque Deperdussin accroché à la charpente d'une usine d'aviation parisienne, les appareils de 1914-1915 dans certaines écoles, les premiers moteurs rotatifs dans une salle de l'usine Gnome. Aujourd'hui, tel ingénieur, tel officier, au fait des phases successives par lesquelles sont passés certains types d'appareils ou de moteurs, est encore à son usine ou dans son service.

Demain, il sera trop tard et la France aurait fait l'irréparable perte d'une partie de son patrimoine scientifique, nécessaire à ses ingénieurs de demain.

Le principe étant donc admis d'une réunion immédiate du matériel ainsi que d'une large contribution des capacités de chacun, il reste à donner à cette manifestation de notre génie un cadre digne d'elle. Ce cadre ne peut qu'être un monument grandiose assez spacieux pour abriter nos richesses actuelles et celles qui naîtront chez nous dans la suite des temps.

Cette oeuvre doit et ne peut qu'être celle de l'Etat ; elle doit l'être pour que chaque Français y collabore et on ne conçoit pas qu 'elle puisse être réalisée en dehors de lui, lui seul ayant l'indépendance nécessaire pour la mener à bien avec continuité.

Le Parlement en jugera certainement ainsi et accordera les crédits nécessaires à l'édification du Conservatoire de l'Aéronautique pour garder à la France ces richesses inestimables constituées par les premiers appareils sauvés ainsi de la destruction prochaine. "

Signé : Caquot.

Telle fut l'origine de notre actuel Musée de l'Air. Créé en 1919, il est sans doute le plus ancien musée aéronautique du monde. D'abord implanté à Issy-les-Moulineaux, puis transféré à Chalais-Meudon en 1921 et au Bourget en 1975, il est devenu Musée de l'Air et de l'Espace.

La revue Pégase (Revue trimestrielle des Amis du Musée de l'Air), sous la signature de Michel Thouin, dans son numéro d'avril 1999, a rappelé qu'Albert Caquot est le " Père du Musée de l'Air ".

Il a fait abandon à l'Etat de tous ses droits d'inventeur en aéronautique : ne serait-il donc pas souhaitable qu'on souligne cette générosité du " Père du Musée " en plaçant son buste à l'entrée de celui-ci ? [Le général Lissarague. qui fut le premier Directeur du Musée, avait eu cette même pensée.]

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